Le manuel de l’autiste

Postface de la Pr Bernadette Grosjean

Recadrage

« Ce ne sont pas nos différences qui nous divisent. C’est notre incapacité à reconnaître,
accepter et célébrer ces différences 1. »
Audre Lorde
« Nous avons tous des capacités. La différence est la façon dont nous les utilisons 2. »
Stevie Wonder

Si une personne autiste a pu terminer des études, trouver un travail ou fonder une famille, son entourage risque de mettre en doute ce diagnostic. Or, pour l’autiste, cette découverte identitaire, même tardive, peut apporter un grand soulagement, l’aider à mieux comprendre l’origine de difficultés personnelles et interactionnelles anciennes, et chercher un support informé et adéquat.
L’invalidation de cette réalisation par la famille, ou les soignants, a généralement son origine dans des stéréotypes périmés de l’autisme, basés sur des observations limitées à des petits garçons blancs aux quotients intellectuels extrêmes et degrés de handicap importants. Nous avons vu dans ce manuel qu’à leurs côtés existent de nombreuses autres formes d’autismes, dans tous les genres, toutes les cultures, et associées à une grande variété de fonctionnements neurocognitifs. En commun, on retrouve généralement une manière différente d’être au monde, de le percevoir, d’y répondre et d’y communiquer.
Illustré par la célèbre expression de Temple Grandin : « Différente pas Inférieure 3 », nous avons depuis vingt ans assisté à un changement de paradigme par rapport au concept d’autisme. Défini initialement dans un contexte médical et essentiellement en termes de déficit, l’autisme est de plus en plus reconnu en termes d’identité et de neurodiversité : comme une manière différente d’être au monde, avec souvent, mais pas toujours, un degré
de handicap lié tant à une neurologie différente de la personne autiste qu’au fait de devoir vivre dans un monde qui est conçu pour une population majoritairement non autiste.
À 59 ans, après trente ans de pratique comme psychiatre et de longues années de thérapie personnelle, mon propre diagnostic d’autisme fut un eurêka.
Cette découverte émergea progressivement grâce à mon travail avec des patient·e·s dont les difficultés « ne collaient pas » aux modèles médicaux en place, et à une recherche historique qui révéla combien les femmes autistes avaient été, depuis des décades, mâle- « vues », mâlecomprises, mâle-diagnostiquées, et mâle- « interprétées » dans tous les sens du terme !
La réalisation de mon diagnostic, et sa confirmation par les tests neurocognitifs, entraîna une nouvelle forme de sérénité. Soudain, je comprenais que nombre de mes difficultés n’étaient pas liées à quelque chose de cassé ou de résistant en moi, mais à une neurobiologie différente. Une différence douloureuse pendant toutes ces années durant lesquelles j’essayais désespérément de changer ce qui ne pouvait pas l’être, tout en parvenant à améliorer ce quile pouvait. Ces succès, mitigés, m’avaient laissée avec un sentiment d’incomplétude et de fragmentation. Un décalage demeurait entre moi et le monde, une dysharmonie que j’avais
appris à masquer avec plus ou moins de succès mais qui me laissait souvent l’impressiond’être une sorte de faussaire social. L’hypervigilance, le désarroi et une culpabilité sans objet précis n’étaient jamais très loin. Malgré mes efforts, il semblait toujours qu’il y avait quelquechose que je n’arrivais pas à intégrer ou à réparer, en particulier sur le divan de l’analyste. La découverte que la source de ce « mal-être » était liée à ma biologie et pas nécessairement
à de la mauvaise volonté, ou à des résistances inconscientes fut un immense soulagement. Cette réalisation a alors permis de relier et de recomposer non seulement le narratif de mon histoire personnelle, mais aussi les morceaux de moi fracturés par des années de traumatismes, d’incompréhensions et de perceptions inadéquates. Des « trous noirs » de mon histoire perdaient de leur opacité, et venaient, petit à petit, prendre place et forme dans cette
identité authentique découverte (sic).
J’étais Une, enfin. Une femme avec une manière de percevoir, de sentir et de s’exprimer au monde qui pouvait être un peu, beaucoup, ou pas du tout différente de celle de mes amis, collègues, ou patients plus neurotypiques qui m’entouraient.J’ai compris que le langage neurotypique que j’utilisais avec plus ou moins de succès était unsecond langage que j’avais appris par force, par désir et par nécessité, et que, même si je la parlais couramment, ce n’était pas ma langue originelle. Il est sans doute difficile, pour une société qui, depuis toujours, a forcé les autistes à apprendre et à communiquer dans son langage (social et verbal), à reconnaître que celui-ci, aussi utile qu’il fût, n’a jamais été leur langue « naturelle ».
Or, tous ceux qui ont fait l’expérience de devoir s’exprimer dans un second langage savent combien cela peut être épuisant et fécond en malentendus. Et si, dans l’exil, pratiquer d’autres langues peut apporter, une fois les épreuves d’acquisition dépassées, du travail et des enrichissements culturels et émotionnels, il est clair que pouvoir nous exprimer dans notre langage natal offre un confort tout particulier. Après tout, le langage d’origine, verbal ou non verbal, est celui au travers duquel les émotions les plus profondes peuvent être non seulement évoquées, mais aussi ressenties, exprimées voire travaillées.
Être conscient de la réalité de notre bilinguisme « obligé », et en connaître l’origine, peuvent nous aider à embrasser notre accent et nos maladresses, non pas comme les défectuosités de quelqu’un qui ne maîtrise pas parfaitement un langage, mais comme les qualités d’une personne qui tente, avec beaucoup d’efforts, et plus ou moins de succès, de le pratiquer afin de mieux participer au monde dans lequel elle existe.
Dans le cadre de mes propres explorations et interrogations autour de l’autisme, matière qui, jusqu’à ce jour, est peu ou mal enseignée dans les facultés de médecine, je réalisai aussi combien ma connaissances du sujet était rudimentaire, mal informée par des théories inexactes et des mythes néfastes voire cruels, comme l’idée de voir l’autiste comme « une forteresse vide » incapable d’empathie, d’émotions, voire de pensée construite, et dont les parents, la mère en particulier, étaient « forcément coupables de quelque chose ».
Pourvoir reconnaître l’autisme dans sa réalité quotidienne et ses variétés, et non sous l’unique perspective du déficit ou d’une « maladie à éradiquer », doit désormais guider les approches sociales et thérapeutiques contemporaines. Pour cela, chercheurs et soignants doivent non seulement écouter et intégrer les voix de la communauté autiste dans leur travail, mais aussi clarifier les objectifs des traitements offerts. Ceux-ci devraient être compris avant tout comme un soutien pour une amélioration de la qualité de vie, c’est-à-dire, pour une majorité de personnes, avoir les moyens de vivre de manière aussi indépendante que possible, pouvoir faire des choix concernant sa propre vie, développer des relations sociales satisfaisantes, être capable de communiquer ses besoins et ses désirs, et utiliser ses talents et ses intérêts de manière significative et productive.
Car on ne guérit pas une personne de son autisme, pas plus qu’on ne peut changer la couleur de ses yeux, son orientation sexuelle ou sa taille. On peut en revanche chercher à mieux connaître l’autiste et son entourage, et leur offrir des outils pour les aider à s’adapter et s’épanouir dans un monde neurotypique. C’est une ambition très différente de celle, chimérique et dévastatrice, de ceux qui proposent de faire disparaître l’autisme de la personne, voire de la
neurodiversité humaine, comme cela a été historiquement le cas pour les théoriciens eugénistes et, encore aujourd’hui, pour un certain nombre de chercheurs.
Nous espérons que la lecture de ce Manuel vous a aidé à remettre ces mythes à leur place, dans les livres d’histoire, sous la rubrique des théories erronées et délétères.
Nous espérons aussi que vous avez pu y trouver des informations utiles et pratiques non seulement pour les personnes autistes et leur entourage, mais aussi pour ceux et celles qui les croisent tous les jours, à l’école, dans les grandes surfaces, aux réunions de famille, de travail, à l’hôpital ou en consultation. Peut-être ce Manuel pourrait être considéré comme une forme de dictionnaire, aidant à mieux comprendre les idiomes et subcultures au travers des différents neurotypes.
Si l’identification de notre autisme peut nous aider à donner un nouveau sens à notre histoire, et dans la mesure où sa transmission est souvent en partie génétique, cette découverte peut aussi aider à relire l’histoire de ceux qui nous entourent et nous ont précédés.
Mon diagnostic d’autisme a ainsi apporté un nouvel éclairage sur ma relation avec mon père. Dans la dernière année de sa vie, j’avais partagé avec lui mes questionnements identitaires. Et si l’idée que sa fille soit autiste lui avait paru absurde au départ – après tout j’étais psychiatre et avait quelques amis –, il avait réalisé petit à petit, entre autres en relisant les chapitres que j’ai rédigés pour ce Manuel, que la lunette autistique lui permettait de mieux comprendre son propre parcours, ses difficultés par rapport à l’expression, ou la non-expression d’émotions, ses réticences vis-à-vis d’un certain type d’interactions sociales, ou son
besoin d’identique.
Deux jours avant sa mort, alors que nous parlions d’un article qui décrivait les caractéristiques positives des personnes autistes dans le milieu de travail, je lui demandai s’il se reconnaissait dans ce portrait de travailleur atypique. Il m’a répondu dans un rire, que nous avons vite partagé : « Mais bien sûr, ma fille, les pommes ne tombent pas du poirier ! » Dans cette phrase et ce rire, il y eut une complicité qui fit disparaître des décades de non-dits et de malentendus. In extremis, il m’aida à comprendre que ce que j’avais vécu trop souvent de sa part comme de l’indifférence était en fait une autre manière d’être dans le lien et l’amour.
Le monde et les cultures changent lentement, une personne à la fois, un livre à la fois. J’espère que celui-ci pourra aider à mettre de nouveau du sens sur les différences, non pas dans une perspective de jugement ou de pathologisation, mais dans une position de découverte de l’autre, d’écoute, d’amour et de tolérance.

Bernadette Grosjean

1. « It is not our differences that divide us. It is our inability to recognize, accept, and celebrate those differences.»

2. « We all have ability. The difference is how we use it. »

3. « Different not Less » est aussi le titre anglais d’un livre (2012) de la célèbre autiste activiste.